D epuis quelques jours, sur la base d'un sondage douteux, on n'arrête pas de nous asséner sur tous les médias de presse ou audiovisuels que « 32% des Français souhaitent la victoire de l'Irak » (dixit Bernard Kouchner). Deux problèmes :
Ce qui fait une différence ; à preuve, leur demandant s'ils souhaitent « une rapide victoire de […] », 53% des sondés disent « la Coalition », 17% « les Irakiens ». Quant aux Français, si j'ai bien compris, il en est pour les sondages comme pour les élections, environ 40% ne répondent pas (non qu'ils disent “je ne me prononce pas”, mais ils refusent d'être sondés ; des « abstentionnistes du sondage »…). Résultat, si même 32% des « exprimés » disent « pour l'Irak », ça ne fait que 20% des « inscrits » contre plus de 50% qui, « s'abstiennent » ou « votent blanc » (sans opinion). Relativisons ! J'ai une double impression, que me confirme Jean-Marie Colombani sur France Culture, émission « La Rumeur du Monde » du 05/04/2003 : les médias sont déçus du relatif unanimisme français actuel, et aimeraient qu'il y ait de la polémique, comme l'on dit en français, ça « boosterait » les ventes ; et ce ne sont pas les habituels bellicistes de service (les Goupil [ex pacifiste…], Bruckner, Glucksmann, Finkielkraut, Madelin, Lellouche) qui feront l'affaire sur ce coup ; surtout, certains médiateurs, en particulier ceux qui pensent que « nous sommes tous Américains », semblent vouloir culpabiliser les opposants à cette guerre par ce syllogisme simple, ou plutôt simpliste et simplificateur : si tu es pour les Irakiens, tu es « antiaméricain », si tu es « antiaméricain » tu es pour Saddam… Voici comment Jean-Marie Colombani présente « La Rumeur du Monde » du 05/04/2003 : « Aujourd'hui nous avons invité Bernard Kouchner, Bernard Kouchner, ancien
ministre, ancien “French Doctor”, toujours “doctor”, d'ailleurs [petit rire satisfait],
mais, avec qui nous voulions avoir une conversation un petit peu… atypique, parce
que… Il y a à vrai dire peu de débats, en France, sur euh… l'Irak
sur… la France et les États-Unis, et Bernard Kouchner nous a semblé une voix
atypique, précisément.« J'aime bien (un petit peu…) M. Colombani, chaque semaine ses idées « un petit peu » toutes faites et ses déclarations « un petit peu » beaucoup passionnément aberrantes me font « un petit peu » rire : épluchant « un petit peu » ma collection de journaux de la première semaine après l'entrée en Irak des troupes américano-britanniques, en me remémorant ce que vu et entendu à la télé, à la radio, je ne l'ai retrouvé nulle part ailleurs que dans « La Rumeur du Monde » et dans sa bouche, le « film un petit peu extravagant » décrit par notre cher grand homme. Un petit peu extravagant, oui… Hormis les signes attristants d'une certaine confusion mentale (ou politique ?), cette présentation est passionnante en au moins trois points : je n'ai pas souvenir, aux temps déjà anciens où « nous [étions] tous Américains », que notre éditorialiste de choc s'offusqua, ne trouva « rien à dire », ni « jusque-là » ni plus loin, du soutien compassé et douteux de Poutine au peuple américain, et de son soutien vigoureux de « la guerre contre le terrorisme » (qui commençait en Tchétchénie…) ; de même, il ne m'a pas semblé que Le Monde, ni sa « rumeur » radiodiffusée, n'aient dans les débuts des bisbilles onusiennes dérogé au « consensus écrasant » requérant un traitement de la crise irakienne par le Conseil de sécurité ; enfin, aux temps eux aussi bien lointains – dix mois déjà ! – où il s'agissait de faire barrage au « séisme », il me semble encore que Le Monde participait de ce bel unanimisme chiracophile – je me souviens même que la veille du second tour de l'élection présidentielle, dans cette même « Rumeur du Monde », Jean-Marie Colombani a « un petit peu » enfreint la loi en incitant ses auditeurs à « faire un geste républicain » le lendemain, ce qui dans le contexte de l'époque était assez clair… Surtout, que M. Colombani ne me fasse pas de procès en diffamation, j'ai enregistré l'émission ! J'ai donc les preuves de ce que j'avance. Je ne veux pas ici faire « un petit peu », un petit beaucoup ou un petit passionnément la critique en règle de Jean-Marie Colombani, il s'en charge lui-même assez bien, mais parler de la propagande en marche. Plus précisément, de la « propagande sans but » que pratiquent la plupart des médias. Du moins, sans « but de propagande » ; les médias utilisent habituellement les moyens de la propagande, et reprennent souvent les arguments de la propagande officielle ou de celle d'un groupe social et politique particulier, mais n'ont en général pas, sauf pour ceux organiquement attachés à tel ou tel groupe, le but conscient de faire de la propagande ; leur but explicite, et compréhensible, est d'avoir un maximum d'audience ; les instruments et les discours de la propagande sont de puissants moyens pour ce faire, ils les utilisent donc, et tels des Jourdain de la propagande, ils en font sans le savoir. Ce n'est pas tout-à-fait exact : ils savent, du moins ceux des médiateurs concevant et appliquant la « ligne éditoriale » ne peuvent ignorer, qu'ils emploient les moyens et les discours de la propagande ; on fera la supposition que leurs fins diffèrent de celles des propagandistes explicites, cela dit, loin que « la fin justifie les moyens », les moyens induisent la fin : les dirigeants du Monde ou de TF1 croiraient-ils avoir leur propre fin, dès lors qu'ils utilisent les moyens de tels groupes de propagande, quelle que soit la fin qu'il croient viser ils concourront aux mêmes fins que les groupes en question. Pour reprendre le cas Colombani, j'ai entendu et lu à diverses reprises qu'il prétend diriger un journal « indépendant », ce qui signifie chez lui, indépendant des pouvoirs politiques et financiers, donc ayant une « ligne éditoriale » autonome ne se pliant ni aux « lois du marché », ni aux « diktats de l'audimat » (ou l'équivalent pour la presse), ni à la pression des gouvernants. Très sympathique. Mais il y a la réalité. Colombani et les autres dirigeants de la SA Le Monde et du quotidien Le Monde ont, comme vous et moi, leurs préjugés, intérêts, opinions sur le monde et la société, ce qui induit la fabrication d'un journal reflétant ces conceptions. Puis, la structure éditoriale d'un médium induira, quelles que soient les fins que croient poursuivre ceux qui le réalisent, une certaine manière de rendre compte de la réalité : due la taille (relativement) réduite de la structure et l'indépendance conséquente aux « diktats de l'audimat », faisant Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo ou France Culture on peut se permettre de ne pas tenir compte des « informations importantes » et de leur traitement – non celles factuellement importantes, mais celles que reprennent tous les autres médias, et en outre traitées globalement comme dans les autres médias. Ça ne signifie pas qu'ils ne le feront pas, mais ils peuvent se permettre de ne pas le faire. Des structures industrielles comme Le Monde ou TF1, avec des centaines ou des milliers de collaborateurs, une diffusion « en continu » et, dû leur faible différence avec les médias équivalents, un mode concurrentiel de diffusion avec des « parts de marché à conquérir », sont amenées à suivre une « ligne éditoriale » moyenne allant dans le sens du courant, quoi qu'en veuillent leurs dirigeants. Ensuite, il y a ce fait simple : les personnes qui réalisent un médium sont des gens ordinaires, qui tendent d'autant plus à être « comme tout le monde » que la structure sera importante ; bien sûr, on constate des inflexions différentes entre Le Monde, Le Figaro, L'Humanité, Le Parisien et Libération, mais pas tant que ça. Pour prendre un cas qui était dans l'actualité jusqu'à il y a une dizaine de jours (en
ce 29/12/2003), « l'interdiction des signes religieux ostensibles à l'école et dans
l'espace public » ou, pour faire court (et plus juste…), « l'interdiction du voile
islamique », entre L'Humanité supposément communiste, Le Figaro supposément
(proche de Au départ, il s'agissait strictement de “la question du voile (ou foulard) islamique à l'école”, clairement reliée à l'air du temps suite aux attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis : « la montée de l'islamisme ». Non que ça s'y relia si évidemment mais c'était un signe bien visible et facilement désignable de « l'intégrisme musulman ». Comme le disait je ne sais plus qui sur ma radio, on cette nouvelle « islamophobie » se décode aisément comme le rhabillage “politiquement correct” (sic) du racisme envers « les arabes » (en fait, les Nord-Africains) : dès septembre 2001 se développent concurrement un discours formel posant qu'il ne faut pas stigmatiser en bloc « le monde arabo-musulman » (amusant de constater le succès de cette formule qui n'a aucun sens effectif, ne réfère à rien de la réalité constatable mais offre l'avantage de pouvoir parler des « Arabes » sans en parler tout en en parlant…), et un discours réel de stigmatisation desdits « arabo-musulmans ». Bref, on postule qu'il ne faut pas être différentialiste ou raciste, puis on développe un discours raciste et différentialiste… Dans ce contexte, « la question du voile » figurait en tant qu'un élément parmi d'autres
de la supposée « montée de l'islamisme en France ». C'était conjoint avec un autre thème
porteur entre début 2002 et la mi-2003, « la montée de la judéophobie », et la campagne sur
le double thème « La majorité des actes racistes sont des actes antisémites » et « Le nombre
d'actes antisémites a été multiplié par (X) depuis (X) ». Le deuxième thème est possible
(et même probable), le premier est mal Remarquez, c'est logique : la laïcité a trois versants, celui qui s'applique à la puissance publique et ses agents, celui qui s'applique aux personnes privées, enfin, celui qui s'applique au comportement des personnes privées dans l'espace public. Le « principe de laïcité » (comme dit notre président) concernant les élèves ressort du troisième versant, donc les anti-voiles radicaux et conséquents, mais aussi les membres de la (on prend son souffle) « Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République », dite « Commision Stasi » ou, plus médiatiquement, « Commission sur la question du voile à l'école » (où l'on appréciera la réduction que peut subir une certaine question, passée à la moulinette de l'urgence médiatique), et donc Jacques Chirac, en bonne logique ont très bien resitué le débat : si le port des « signes religieux ostensibles » – pour dire : du voile – par des élèves pose problème et mérite une loi, puisque les règles de laïcité applicables aux élèves ressortent de celles applicables à l'espace public, il y a lieu de légiférer pour toutes les situations de cet ordre. Beaucoup on cru, y compris dans son propre camp, que Jacques Chirac avait quelque peu « dérapé » en déclarant : « Il faut aussi rappeler les règles élémentaires du vivre ensemble. Je pense à l'hôpital où rien ne saurait justifier qu'un patient refuse, par principe, de se faire soigner par un médecin de l'autre sexe. Il faudra que la loi vienne consacrer cette règle pour tous les malades qui s'adressent au service public. De la même manière, le ministre du travail devra engager les concertations nécessaires et, si besoin, soumettre au Parlement une disposition permettant au chef d'entreprise de réglementer le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité – cela va de soi – ou au contact avec la clientèle. D'une manière générale, je crois souhaitable qu'un "Code de la laïcité" réunisse tous les principes et les règles relatifs à la laïcité. Ce code sera remis notamment à tous les fonctionnaires et agents publics le jour de leur entrée en fonction ». La dernière proposition ne fit guère débat, celle sur le voile (pardon : « le port de signes religieux ») dans l'entreprise, moins qu'on eut cru ; par contre la première fit débat. Non pour le fond, au fil des mois un consensus s'établit sur le besoin de « faire une loi contre le port du voile », ou un truc de ce genre, que sur la forme : doit-on faire une loi ad hoc pour l'école, une pour les hôpitaux, une pour les administrations, une pour les entreprises privées, une pour celles publiques, etc. ? Or, comme le remarque le chroniqueur et illustrateur Charb dans Charlie Hebdo n° 601 du 24/12/2003, une « loi [qui] vienne consacrer cette règle [que] rien ne saurait justifier qu'un patient refuse, par principe, de se faire soigner par un médecin de l'autre sexe » pose deux problèmes, son illégalité et son inapplicabilité : « Bon, le sort des musulmanes à l'hôpital va être réglé. Elles seront les seules patientes à ne pouvoir choisir leur médecin, ce qui contredit le droit français. Ou alors si, elles pourront choisir leur médecin à condition qu'elles ne disent surtout pas qu'elles l'ont choisi en fonction de son sexe… La loi n'est pas encore rédigée que le moyen de la détourner existe déjà ». Net et sans bavure. Mais ce qui précède et ce qui suit vaut aussi la lecture : « Et que propose-t-il, le grand dépendeur d'andouilles ? Une loi
sur le voile à l'école (rebaptisée hypocritement loi sur les signes ostensibles de
Cette chronique a trois intérêts : elle pointe les limites de l'édiction de lois ad hoc et de leur applicabilité ; elle illustre parfaitement mon propos précédent, « au fil des mois un large consensus s'est établi sur la nécessité de “faire une loi contre le port du voile”, ou ou un truc de ce genre », enfin elle montre comment le travail des journalistes réduit considérablement les choses, car nombre de médiateurs survolent plus qu'ils ne lisent ou n'écoutent les propos qu'ils rapportent. Sur le premier point, peu de choses à dire : Charb se trompe en écrivant que Jacques Chirac « aurait pu proposer une loi globale et précise qui fixe une bonne fois les limites de la liberté religieuse. À défaut d'être intelligent, ça aurait au moins été cohérent ». Il ne le peut pas, pour deux raisons : elle existe, et surtout, les groupes pour lesquels il agit (libéraux, républicains de droite et « démocrates chrétiens », pour mieux dire, catholiques plus ou moins démocrates), entre autres et pour ce cas, n'en veulent pas une autre. La fameuse loi de 1905 dite « de séparation des Églises et de l'État », loin de représenter la position des laïcards les plus anticléricaux, est le résultat d'un long compromis qui mit plus de trente ans à s'établir dans la loi (1873-1905), et encore un demi-siècle à s'établir dans les mœurs (les derniers combats virulents – mais surtout verbaux vers la fin – entre bouffeurs de curés et grenouilles de bénitiers eurent lieu au milieu des années 1950). C'est un compromis. Et l'on a pu voir que les « Églises » dont se sépara l'État en 1905, c'est-à-dire, l'Église, le Temple et la Synagogue, ont su se mobiliser et surtout, se réunir pour produire un texte commun de défense de la situation actuelle : elles sont pour la laïcité dans les termes de la loi de 1905, et toutes trois opposées à quelque extension que ce soit de cette laïcité vers une limitation de l'expression religieuse dans l'espace public. On croyait, parce que depuis environ un demi-siècle un équilibre s'établit entre la pulsion forte des religions à envahir tout le champ social et la tendance pas moins forte de la société à limiter l'emprise de ces religions, que cette opposition était apaisée ; c'est mal connaître et mal comprendre les religieux : la loi de 1905 les satisfait parce que très libérale envers eux ; à mon avis, si l'on s'était dirigé vers une orientation plus restrictive, on aurait alors constaté la capacité de mobilisation notamment de l'Église catholique – ne pas oublier que malgré le discours sur la désaffection du culte il y a encore 6 millions de pratiquants réguliers, environ 10 millions d'occasionnels, et que plus de 80% des Français se revendiquent catholiques. Et dirais-je même, sa capacité de nuisance. Se rappeler de 1984 et de ses très grosses manifestations en faveur de l'école « libre ». Par contre, il ne se trompe pas sur l'applicabilité difficile de ce genre de lois. Peu de chances que les principales lois réglant les rapports de l'État avec les Églises, lois sur l'école de 1882 et 1886, de 1901 sur les associations et sur les congrégations religieuses, de 1905 sur la séparation, et j'en oublie quelques pondues en 1903 et 1904, soient modifiées ou abrogées à court ou moyen terme. On se retrouvera donc, si vraiment la chose va jusqu'au bout, avec deux corps de lois contradictoires, les vieilles qui établissent la liberté d'expression y compris religieuse dans l'espace public, les nouvelles qui limitent cette expression ; entre les deux une couche épaisse de jurisprudence allant plutôt dans le sens des vieilles lois, et enfin, au-dessus le corps de lois et de jurisprudences s'appliquant à la Cour européenne des Droits de l'homme. Il ne faut jurer de rien, cependant le contexte de 2004 n'a rien à voir avec celui de 1905, et est paradoxalement bien plus favorable aux cul-bénits qu'aux antireligieux. Au fond, Malraux avait peut-être raison en prétendant que le XIX° siècle serait religieux. Sauf s'il doit ne pas être. Sur le « consensus laïciste », vous aurez constaté que Charb, en bon anar anticlérical, apparaît assez favorable à une législation qui limite l'emprise des religions sur l'espace public et les individus. Et surtout, qu'il accepte très bien la mise en question de la présence de l'islam, donc des musulmans, en France. Clairement, il ne les aime pas. Clairement aussi, il ne conçoit l'espace social que comme lieu de confrontation entre groupes. Écrire par exemple, que « des municipalités, sous la pression d'une frange de leur population musulmane, réservent un jour de la semaine les bassins de leurs piscine aux femmes », c'est aller dans le sens de cette représentation actuelle du Musulman comme essentiellement intégriste, rétrograde, communautariste et menaçant, de l'autre faire le lit des processus de négociation entre acteurs sociaux : pourquoi « sous la pression d'une frange de leur population musulmane » plutôt que « après négociation avec les représentants de leur population musulmane » ? Qu'est-ce qui est préférable : refuser la conciliation, donc interdire l'accès à un service collectif à une partie de la population, ou l'accepter, pour autant que le résultat ne lèse pas le reste de la population ? J'ai mes idées concernant les religions, cela dit, j'ai aussi mes idées concernant toute association : en quoi est-il plus légitime de réserver l'accès à un bien collectif à, par exemple, une équipe de water-polo ou un club de natation, ou à un groupe religieux ? En quoi l'esprit de compétition sportive est-il plus « laïque » et plus légitime que la ségrégation des sexes dans les piscines ? Je sais par expérience que les associations sportives sont des groupes de pression autant voire plus radicaux et expansionnistes et sectaires que nombre d'associations religieuses. Charb met en évidence le consensus réel : la détestation de l'islam, et donc de ses représentants, « la population musulmane ». Surtout, il illustre comment un médiateur va faire dérouler sa fiction personnelle en la présentant comme description de la réalité effective, et comment le médiateur moyen ne prête pas vraiment attention à ce qu'il observe et dont il croit rendre compte. Comme moi j'espère, vous aurez relevé quelques affirmations fausses ou inconsistantes présentées comme vraies ou consistantes. Tenez : « Et que propose-t-il ? […] Une loi sur le voile à l'école […] et une loi sur le voile à l'hôpital ». On peut considérer la chose comme anecdotique : par après la chose est corrigée, puisque l'auteur explique en quoi consiste la « loi sur l'hôpital ». Si vous pensez cela, ça montre simplement que vous avez l'habitude de rationaliser : je connais un nombre impressionnant de personnes qui ne synthétisent pas leur lecture ; pour elles, Charb parle de deux lois, ou de deux aspects d'une loi : la partie « on oblige à prendre tel médecin », et la partie « on interdit le voile ». Remarquez, je ne m'y attache pas plus que ça : ce n'est pas le compte-rendu de l'intervention élyséenne par un journaliste « objectif », mais la chronique d'un polémiste et humoriste. Plus intéressante est la partie sur « les filles majeures qui sont au lycée » et « les fonctionnaires de la Poste ». « Incohérent », nous dit Charb. Incohérent pourquoi ? « Passons », nous dit Charb. Pour moi, ça ne passe pas. On pourrait appeler ce procédé « l'amalgame » : on prend plusieurs cas qui formellement semblent assimilables, réellement ne le sont pas, on donne à tout ça, par un autre procédé, la juxtaposition, l'apparence de la cohérence, et on laisse, ou plutôt, on prétend laisser au lecteur le soin de faire « la conclusion logique ». Qui semble devoir être, ici, « on interdit partout ou on autorise partout ». Bien sûr, il ne s'agit pas d'une conclusion logique mais idéologique : nous sommes dans un société d'individus donc les lois, règles et réglements doivent s'appliquer de la même manière à tout individu en tout lieu et toute circonstance. Cette tendance à affirmer la primauté des droits des individus « toutes choses égales par ailleurs » a un effet pervers : si les règles privées doivent s'appliquer dans l'espace public, les règles publiques doivent s'appliquer dans l'espace privé – d'où l'extension proposée par Jacques Chirac du réputé « principe de laïcité » valable pour les agents de l'État aux agents de l'entreprise privée, « pour des impératifs tenant […] au contact avec la clientèle ». Certes, notre chef d'État prend soin de préciser, « une disposition permettant au chef d'entreprise de réglementer le port de signes religieux » ; il ne s'agirait donc pas d'imposer une règle contraignante et allant contre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, mais « juste » d'autoriser l'arbitraire dans l'entreprise, et de légitimer par la loi les tendances intolérantes ou racistes de certains chefs d'entreprises. S'il s'agit, comme le dit doucereusement Chirac, de légiférer « pour des impératifs tenant à la sécurité », comme il le dit aussi, « cela va de soi ». Et si ça va de soi, nul besoin de légiférer. Par contre, va moins de soi « pour des impératifs tenant […] au contact avec la clientèle ». Il faut qu'on m'explique : quels impératifs de ce genre peuvent autoriser à s'affranchir de l'article 10 de ladite Déclaration, « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Or, la loi pose que « la République assure la liberté de conscience » (loi de 1905, art. 1) et que « sont punis de la peine d'amende prévue pour les contraventions de la 5ème classe et d'un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l'une de ces deux peines seulement ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d'exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l'auront déterminé à exercer ou à s'abstenir d'exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d'une association cultuelle, à contribuer ou à s'abstenir de contribuer aux frais d'un culte » (loi de 1905, art. 31). On le voit, il y aurait contradiction entre une loi autorisant un chef d'entreprise à limiter la liberté de culte de ses employés et cet article de la loi de séparation. Alors, quand j'entends Jacques Chirac nous déclarer solennellement, « C'est dans la fidélité au principe de laïcité, pierre angulaire de la République, faisceau de nos valeurs communes de respect, de tolérance, de dialogue, que j'appelle toutes les Françaises et tous les Français à se rassembler », je me dis, il devrait peut-être revoir ses classiques, en matière de laïcité, et prendre par exemple le temps de lire la « Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat ». En ce moment, il a du temps libre, je crois ? Tant qu'il y est, il devrait lire ce qui concerne la législation réprimant la discrimination à l'emploi… Bizarrement, ce passage ne pose pas problème à Charb. Mais d'un sens ça se comprend : Charb n'aime pas les gens (c'est le titre de sa chronique) et parmi eux, particulièrement les cul-bénits et les patrons. Alors, une mesure qui concerne ces deux catégories, il s'en fout. En gros, dans son esprit dogmatique, il y a incompatibilité entre le statut de travailleur et celui de musulman : Charb aime les travailleurs travailleuses, mais n'aime pas les musulmans musulmanes. Un musulman qui se fait lourder, c'est une place de plus pour un travailleur. Chrétien par exemple. Ah oui, mais pas un chrétien ostensible, hein ! Remarquez, cette loi n'étant faite que pour les musulmans ostensibles, le cas du chrétien ostensible a peu de chance de se produire. Ceci pour montrer que les appréciations ou dépréciations absolues sont assez antisociales : accepter, ou au moins ne pas rejeter une proposition parce qu'elle « fixe … les limites de la liberté religieuse » dans le sens de la restriction, c'est bien ; ne pas voir que ce sera un moyen de plus pour réduire les protections des travailleurs-euses et instaurer de l'arbitraire, c'est triste, mais normal. Autre limite de Charb : « Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Pourquoi Chirac ne propose-t-il pas une loi de circonstance pour chaque moment de la vie, pour chaque lieu ? » Cela confirme sa lecture en diagonale des propos de Chirac : il propose une loi de circonstance pour tous les cas. Pas aussi abruptement, mais il le propose. Quand pour mon compte j'écris, « doit-on faire une loi ad hoc pour l'école, une pour les hôpitaux, une pour les administrations, une pour les entreprises privées, une pour celles publiques, etc. ? », c'est parce que cette proposition existe dans le discours en question. La partie citée se termine ainsi : « Par ailleurs, le Premier ministre installera auprès de lui un Observatoire de la laïcité chargé d'alerter les Français et les pouvoirs publics sur les risques de dérive ou d'atteinte à ce principe essentiel ». Qu'est-ce à dire ? Que les premières lois proposées ne sont que le début d'un grand chantier, et qu'on va créer une nouvelle machine à faire de la loi, un n-ième « observatoire », qui ne manquera d'observer, justement, que « ce principe essentiel » qu'est le « principe de laïcité » subit des dérives ou est atteint, conclusion, une loi s'impose pour tel et tel et tel et tel et […] et tel cas. Je ne désire pas faire l'exégèse de la prose de Charb, c'était pour exemple, celui de l'extension d'un certain consensus, un peu différent de celui des médias industriels, selon qui il faut « faire une loi contre le port du voile », mais pas moins prégnant : l'islam pose problème. Ou plutôt non, pas l'islam : « les musulmans » posent problème. Est-ce vrai ou faux ? Dans mon « quartier défavorisé », je constate que les musulmans ne posent guère de problèmes, du moins ceux visibles, avec djellaba et calotte, ou au moins calotte ; avec robes amples et foulard, ou au moins foulard, avec petite ou grande barbe, avec mains passées au henné, etc. Des gens tranquilles, humbles, plutôt discrets, assez polis, respectueux du voisin. Normal, ce sont des bons musulmans. Non, dans mon quartier les gens qui posent – un peu ou beaucoup – problème sont les mécréants ou les mauvais musulmans, qui boivent, qui fument, qui sifflent les filles (il n'y en a pas pour siffler les garçons), qui s'énervent pour un rien, qui promènent leur rotweiler sans laisse et sans muselière, qui crachent n'importe où, qui font jouer la musique à fond dans leur bagnole. Pour dire les choses, dans mon quartier ce ne sont pas les immigrés musulmans mais les Français laïques qui posent problème. Certes, des Français un peu bronzés, mais « bien Français », dans le pire sens de l'expression, celui d'individus ayant un sens civique assez limité. Cela ne signifie bien sûr pas que certains de ces « musulmans visibles » n'ont pas un
penchant pour des solutions radicales comme l'application de la charia aux populations
supposées Après cette excursion dans les méandres d'une forme très probablement inconsciente de propagande ou plus exactement, pour partie inconsciente, si nous revenions « un petit peu » à mon propos initial ? Qui est : les médias font de la propagande, et cette fois de manière très consciente. Il ne s'agit pourtant pas d'une propagande consciente si l'on considère la question de la visée, on ne peut pas dire que les médias ont un « but de propagande » spécifique, sauf ceux qui s'appuient sur une idéologie explicite, comme L'Humanité, National Hebdo, Le Monde libertaire ou Le Figaro, ou une philosophie sociale ou politique, comme La Décroissance ou Politis. [1] Je ne peux m'empêcher ce mauvais jeu de mots :
normal que le « gendarme du monde » ouvre la boîte de Pandore…
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