Un petit peu…
(Propagande bien vivante)

 D epuis quelques jours, sur la base d'un sondage douteux, on n'arrête pas de nous asséner sur tous les médias de presse ou audiovisuels que « 32% des Français souhaitent la victoire de l'Irak » (dixit Bernard Kouchner). Deux problèmes :

  1. il s'agit, non pas de 32% des Français, mais de 32% des personnes sondées ;
  2. elles ne sont pas « pour la victoire de l'Irak » mais pour les Irakiens.

Ce qui fait une différence ; à preuve, leur demandant s'ils souhaitent « une rapide victoire de […] », 53% des sondés disent « la Coalition », 17% « les Irakiens ». Quant aux Français, si j'ai bien compris, il en est pour les sondages comme pour les élections, environ 40% ne répondent pas (non qu'ils disent “je ne me prononce pas”, mais ils refusent d'être sondés ; des « abstentionnistes du sondage »…). Résultat, si même 32% des « exprimés » disent « pour l'Irak », ça ne fait que 20% des « inscrits » contre plus de 50% qui, « s'abstiennent » ou « votent blanc » (sans opinion). Relativisons !

J'ai une double impression, que me confirme Jean-Marie Colombani sur France Culture, émission « La Rumeur du Monde » du 05/04/2003 : les médias sont déçus du relatif unanimisme français actuel, et aimeraient qu'il y ait de la polémique, comme l'on dit en français, ça « boosterait » les ventes ; et ce ne sont pas les habituels bellicistes de service (les Goupil [ex pacifiste…], Bruckner, Glucksmann, Finkielkraut, Madelin, Lellouche) qui feront l'affaire sur ce coup ; surtout, certains médiateurs, en particulier ceux qui pensent que « nous sommes tous Américains », semblent vouloir culpabiliser les opposants à cette guerre par ce syllogisme simple, ou plutôt simpliste et simplificateur : si tu es pour les Irakiens, tu es « antiaméricain », si tu es « antiaméricain » tu es pour Saddam…

Voici comment Jean-Marie Colombani présente « La Rumeur du Monde » du 05/04/2003 :

« Aujourd'hui nous avons invité Bernard Kouchner, Bernard Kouchner, ancien ministre, ancien “French Doctor”, toujours “doctor”, d'ailleurs [petit rire satisfait], mais, avec qui nous voulions avoir une conversation un petit peu… atypique, parce que… Il y a à vrai dire peu de débats, en France, sur euh… l'Irak sur… la France et les États-Unis, et Bernard Kouchner nous a semblé une voix atypique, précisément.« 
« Donc, les États-Unis et leur armée sont… dans Bagdad, probablement, après y avoir parachuté quelques forces spéciales, la Bataille de Bagdad est engagée, probablement la dernière bataille de Saddam Hussein ; dans un délai qui somme toute, si on s'en tient sur un plan strictement militaire est extrêmement rapide puisqu'il s'est écoulé un petit peu plus de quinze jours depuis le début de l'offensive, et l'on voit que ce sort des armes, qui semble se décider plus rapidement que prévu, a infléchi déjà un certain nombre d'attitudes – de commentaires, c'est une chose, mais d'attitudes diplomatiques, c'est une autre chose…« 
« Rappelons-nous ce film un petit peu extravagant que nous avons vécu, uniquement sur le stricteu plan du commentaire, au bout de 48h les Américains et les Britanniques étaient réputés avoir perdu leur guerre-éclair, au bout de trois jours ou quatre jours ils étaient censés être enlisés, puis s'en était suivie toute une série de… commentaires tendant à montrer que cette opération allait décidément ressembler au Vietnam. Alors, naturellement rien des problèmes de fond n'est réglé, et il ne s'agit pas là-dessus, évidemment de contester que les Américains ont ouvert une sorte de boîte de Pandore[1], qu'ils l'ont ouvert [sic] au mauvais endroit, puisque plus le temps passe, plus il est clair que Al Qaïda subsiste, continue à être présent, à être organisé, et que la capitale d'Al Qaïda, c'est Karachi, et que l'épicentre du terrorisme international semble bien être le Pakistan. Mais enfin, les États-Unis ont choisi d'attaquer l'Irak, donc nous allons nous concentrer sur cette question irakienne, avec, sur le plan diplomatique une… sur un fond de… polémique assez… vif – non pas tellement sur le devant de la scène, d'ailleurs, que en arrière-plan dans le milieu des affaires, dans la vie économique et dans la vie des sociétés civiles, un très grand agacement pour ne pas dire plus, côté américain, vis-à-vis des États-Unis [sic], à quoi a répondu hier, une nouvelle initiative diplomatique mêlant Dominique de Villepin, Joshka Fischer – jusque-là rien à dire – et (rire) le ministre russe des affaires étrangères, comme une sorte de réaffirmation d'un axe, entre guillemets, Paris-Berlin-Moscou. L'enjeu, tout le monde le connaît, l'enjeu diplomatique est désormais celui de l'après-guerre, après-guerre avec ou sans l'ONU, avec un petit peu le même cas de figure qu'avant la guerre, c'est-à-dire que, les Européens qui disent « évidemment l'ONU » et des Britanniques qui disent évidemment et nécessairement l'ONU, et les Américains que l'on sent partagés, à moins qu'il s'agisse d'un partage des rôles, avec un Colin Powell qui fait la tournée des capitales européennes pour dire : l'ONU – alors, à quel degré ? Nous n'en savons rien – et Condoleeza Rice qui est parmi les « faucons » du gouvernement, mais, y a-t-il des colombes dans ce gouvernement américain ?, pour dire non pas d'ONU et donc, l'après-guerre sera géré par les Américains et les Britanniques point final !« 
« Voilà un petit peu le paysage, auparavant, avant que nous entamions la discussion avec Bernard Kouchner, dont je disais qu'il est atypique parce que… il s'est un petit peu inscrit en faux, euh… au milieu du consensus national, consensus écrasant, 92% de soutien à Jacques Chirac, et probablement si nous votions demain, une réelection de Jacques Chirac à 102% au train où vont les choses, si ce sujet était le seul critère Bernard Kouchner fait entendre une voix extrêmement différente, presque dissidente ! On va voir ça avec lui tout-à-l'heure […] ».

J'aime bien (un petit peu…) M. Colombani, chaque semaine ses idées « un petit peu » toutes faites et ses déclarations « un petit peu » beaucoup passionnément aberrantes me font « un petit peu » rire : épluchant « un petit peu » ma collection de journaux de la première semaine après l'entrée en Irak des troupes américano-britanniques, en me remémorant ce que vu et entendu à la télé, à la radio, je ne l'ai retrouvé nulle part ailleurs que dans « La Rumeur du Monde » et dans sa bouche, le « film un petit peu extravagant » décrit par notre cher grand homme. Un petit peu extravagant, oui…

Hormis les signes attristants d'une certaine confusion mentale (ou politique ?), cette présentation est passionnante en au moins trois points : je n'ai pas souvenir, aux temps déjà anciens où « nous [étions] tous Américains », que notre éditorialiste de choc s'offusqua, ne trouva « rien à dire », ni « jusque-là » ni plus loin, du soutien compassé et douteux de Poutine au peuple américain, et de son soutien vigoureux de « la guerre contre le terrorisme » (qui commençait en Tchétchénie…) ; de même, il ne m'a pas semblé que Le Monde, ni sa « rumeur » radiodiffusée, n'aient dans les débuts des bisbilles onusiennes dérogé au « consensus écrasant » requérant un traitement de la crise irakienne par le Conseil de sécurité ; enfin, aux temps eux aussi bien lointains – dix mois déjà ! – où il s'agissait de faire barrage au « séisme », il me semble encore que Le Monde participait de ce bel unanimisme chiracophile – je me souviens même que la veille du second tour de l'élection présidentielle, dans cette même « Rumeur du Monde », Jean-Marie Colombani a « un petit peu » enfreint la loi en incitant ses auditeurs à « faire un geste républicain » le lendemain, ce qui dans le contexte de l'époque était assez clair… Surtout, que M. Colombani ne me fasse pas de procès en diffamation, j'ai enregistré l'émission ! J'ai donc les preuves de ce que j'avance.


Je ne veux pas ici faire « un petit peu », un petit beaucoup ou un petit passionnément la critique en règle de Jean-Marie Colombani, il s'en charge lui-même assez bien, mais parler de la propagande en marche. Plus précisément, de la « propagande sans but » que pratiquent la plupart des médias. Du moins, sans « but de propagande » ; les médias utilisent habituellement les moyens de la propagande, et reprennent souvent les arguments de la propagande officielle ou de celle d'un groupe social et politique particulier, mais n'ont en général pas, sauf pour ceux organiquement attachés à tel ou tel groupe, le but conscient de faire de la propagande ; leur but explicite, et compréhensible, est d'avoir un maximum d'audience ; les instruments et les discours de la propagande sont de puissants moyens pour ce faire, ils les utilisent donc, et tels des Jourdain de la propagande, ils en font sans le savoir.

Ce n'est pas tout-à-fait exact : ils savent, du moins ceux des médiateurs concevant et appliquant la « ligne éditoriale » ne peuvent ignorer, qu'ils emploient les moyens et les discours de la propagande ; on fera la supposition que leurs fins diffèrent de celles des propagandistes explicites, cela dit, loin que « la fin justifie les moyens », les moyens induisent la fin : les dirigeants du Monde ou de TF1 croiraient-ils avoir leur propre fin, dès lors qu'ils utilisent les moyens de tels groupes de propagande, quelle que soit la fin qu'il croient viser ils concourront aux mêmes fins que les groupes en question. Pour reprendre le cas Colombani, j'ai entendu et lu à diverses reprises qu'il prétend diriger un journal « indépendant », ce qui signifie chez lui, indépendant des pouvoirs politiques et financiers, donc ayant une « ligne éditoriale » autonome ne se pliant ni aux « lois du marché », ni aux « diktats de l'audimat » (ou l'équivalent pour la presse), ni à la pression des gouvernants. Très sympathique. Mais il y a la réalité.

Colombani et les autres dirigeants de la SA Le Monde et du quotidien Le Monde ont, comme vous et moi, leurs préjugés, intérêts, opinions sur le monde et la société, ce qui induit la fabrication d'un journal reflétant ces conceptions. Puis, la structure éditoriale d'un médium induira, quelles que soient les fins que croient poursuivre ceux qui le réalisent, une certaine manière de rendre compte de la réalité : due la taille (relativement) réduite de la structure et l'indépendance conséquente aux « diktats de l'audimat », faisant Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo ou France Culture on peut se permettre de ne pas tenir compte des « informations importantes » et de leur traitement – non celles factuellement importantes, mais celles que reprennent tous les autres médias, et en outre traitées globalement comme dans les autres médias. Ça ne signifie pas qu'ils ne le feront pas, mais ils peuvent se permettre de ne pas le faire. Des structures industrielles comme Le Monde ou TF1, avec des centaines ou des milliers de collaborateurs, une diffusion « en continu » et, dû leur faible différence avec les médias équivalents, un mode concurrentiel de diffusion avec des « parts de marché à conquérir », sont amenées à suivre une « ligne éditoriale » moyenne allant dans le sens du courant, quoi qu'en veuillent leurs dirigeants. Ensuite, il y a ce fait simple : les personnes qui réalisent un médium sont des gens ordinaires, qui tendent d'autant plus à être « comme tout le monde » que la structure sera importante ; bien sûr, on constate des inflexions différentes entre Le Monde, Le Figaro, L'Humanité, Le Parisien et Libération, mais pas tant que ça.

Pour prendre un cas qui était dans l'actualité jusqu'à il y a une dizaine de jours (en ce 29/12/2003), « l'interdiction des signes religieux ostensibles à l'école et dans l'espace public » ou, pour faire court (et plus juste…), « l'interdiction du voile islamique », entre L'Humanité supposément communiste, Le Figaro supposément (proche de l')UMP, Libération supposément « de gauche », Le Parisien supposément « de droite », Le Monde supposément « indépendant », on ne peut dire que les différences de traitement et de positionnement soient sensibles ; plutôt, l'étude de l'évolution de la question et de son traitement médiatique montrera que, du début de « la question du voile », fin 2001-début 2002, à sa conclusion (provisoire) fin décembre 2003, on constate une évolution.

Au départ, il s'agissait strictement de “la question du voile (ou foulard) islamique à l'école”, clairement reliée à l'air du temps suite aux attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis : « la montée de l'islamisme ». Non que ça s'y relia si évidemment mais c'était un signe bien visible et facilement désignable de « l'intégrisme musulman ». Comme le disait je ne sais plus qui sur ma radio, on cette nouvelle « islamophobie » se décode aisément comme le rhabillage “politiquement correct” (sic) du racisme envers « les arabes » (en fait, les Nord-Africains) : dès septembre 2001 se développent concurrement un discours formel posant qu'il ne faut pas stigmatiser en bloc « le monde arabo-musulman » (amusant de constater le succès de cette formule qui n'a aucun sens effectif, ne réfère à rien de la réalité constatable mais offre l'avantage de pouvoir parler des « Arabes » sans en parler tout en en parlant…), et un discours réel de stigmatisation desdits « arabo-musulmans ». Bref, on postule qu'il ne faut pas être différentialiste ou raciste, puis on développe un discours raciste et différentialiste…

Dans ce contexte, « la question du voile » figurait en tant qu'un élément parmi d'autres de la supposée « montée de l'islamisme en France ». C'était conjoint avec un autre thème porteur entre début 2002 et la mi-2003, « la montée de la judéophobie », et la campagne sur le double thème « La majorité des actes racistes sont des actes antisémites » et « Le nombre d'actes antisémites a été multiplié par (X) depuis (X) ». Le deuxième thème est possible (et même probable), le premier est mal fondé[2]. Mais là n'est pas la question – traitée dans la note 2 ci-dessous. La question est l'évolution ultérieure de « la question du voile » devenue « le problème du voile », et sortant peu à peu de l'école pour contaminer toute la société. Vint le moment où les anti-voile radicaux prônèrent carrément son interdiction dans l'espace public. Je n'exagère pas, plusieurs tribunes libres publiées par Le Monde, Le Figaro et Libération étaient dans cette orientation, et l'un de nos ministres, M. Darcos, a fait plusieurs déclarations dans cette tonalité.

Remarquez, c'est logique : la laïcité a trois versants, celui qui s'applique à la puissance publique et ses agents, celui qui s'applique aux personnes privées, enfin, celui qui s'applique au comportement des personnes privées dans l'espace public. Le « principe de laïcité » (comme dit notre président) concernant les élèves ressort du troisième versant, donc les anti-voiles radicaux et conséquents, mais aussi les membres de la (on prend son souffle) « Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République », dite « Commision Stasi » ou, plus médiatiquement, « Commission sur la question du voile à l'école » (où l'on appréciera la réduction que peut subir une certaine question, passée à la moulinette de l'urgence médiatique), et donc Jacques Chirac, en bonne logique ont très bien resitué le débat : si le port des « signes religieux ostensibles » – pour dire : du voile – par des élèves pose problème et mérite une loi, puisque les règles de laïcité applicables aux élèves ressortent de celles applicables à l'espace public, il y a lieu de légiférer pour toutes les situations de cet ordre. Beaucoup on cru, y compris dans son propre camp, que Jacques Chirac avait quelque peu « dérapé » en déclarant :

« Il faut aussi rappeler les règles élémentaires du vivre ensemble. Je pense à l'hôpital où rien ne saurait justifier qu'un patient refuse, par principe, de se faire soigner par un médecin de l'autre sexe. Il faudra que la loi vienne consacrer cette règle pour tous les malades qui s'adressent au service public. De la même manière, le ministre du travail devra engager les concertations nécessaires et, si besoin, soumettre au Parlement une disposition permettant au chef d'entreprise de réglementer le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité – cela va de soi – ou au contact avec la clientèle. D'une manière générale, je crois souhaitable qu'un "Code de la laïcité" réunisse tous les principes et les règles relatifs à la laïcité. Ce code sera remis notamment à tous les fonctionnaires et agents publics le jour de leur entrée en fonction ».

La dernière proposition ne fit guère débat, celle sur le voile (pardon : « le port de signes religieux ») dans l'entreprise, moins qu'on eut cru ; par contre la première fit débat. Non pour le fond, au fil des mois un consensus s'établit sur le besoin de « faire une loi contre le port du voile », ou un truc de ce genre, que sur la forme : doit-on faire une loi ad hoc pour l'école, une pour les hôpitaux, une pour les administrations, une pour les entreprises privées, une pour celles publiques, etc. ? Or, comme le remarque le chroniqueur et illustrateur Charb dans Charlie Hebdo n° 601 du 24/12/2003, une « loi [qui] vienne consacrer cette règle [que] rien ne saurait justifier qu'un patient refuse, par principe, de se faire soigner par un médecin de l'autre sexe » pose deux problèmes, son illégalité et son inapplicabilité :

« Bon, le sort des musulmanes à l'hôpital va être réglé. Elles seront les seules patientes à ne pouvoir choisir leur médecin, ce qui contredit le droit français. Ou alors si, elles pourront choisir leur médecin à condition qu'elles ne disent surtout pas qu'elles l'ont choisi en fonction de son sexe… La loi n'est pas encore rédigée que le moyen de la détourner existe déjà ».

Net et sans bavure. Mais ce qui précède et ce qui suit vaut aussi la lecture :

« Et que propose-t-il, le grand dépendeur d'andouilles ? Une loi sur le voile à l'école (rebaptisée hypocritement loi sur les signes ostensibles de religion[3]) et une loi sur le voile à l'hôpital. S'agissant du voile à l'école, il a eu le courage de reprendre le texte absurde et mal ficelé de la commission Stasi. Au palmarès du n'importe quoi, on peut évoquer cette crétinerie : on pourra porte le voile dans les universités, mais pas au primaire, ni au collège, ni au lycée. Motif : à l'université, les jeunes filles sont majeures, elles peuvent faire ce qu'elles veulent. Donc les filles majeures qui sont au lycée devraient pouvoir porter le voile… Ah, bah, non. Donc les fonctionnaires de la Poste qui sont majeures devraient pouvoir porter le voile… Etc. Incohérent. Passons. Il y a plus drôle : la loi destinée à faire respecter la laïcité à l'hôpital. « Rien ne saurait justifier qu'un patient refuse, par principe, de se faire soigner par un médecin de l'autre sexe ». Voilà pour les musulmanes pudibondes ! Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Pourquoi Chirac ne propose-t-il pas une loi de circonstance pour chaque moment de la vie, pour chaque lieu ? C'est armé d'une pique à escargots que la République va débusquer les intégristes musulmans de tous les coins sombres (mais laïques) où ils prolifèrent. Chaque cas particulier aura sa loi. Ça permettra à Chirac de faire un tabac à la télé à chaque nouvelle annonce d'une loi à la con. Il aurait pu proposer une loi globale et précise qui fixe une bonne fois les limites de la liberté religieuse. À défaut d'être intelligent, ça aurait au moins été cohérent« 
« Bon, le sort des musulmanes […]. La prochaine loi que devra pondre Chirac concernera la mixité dans les piscines publiques. Des municipalités, sous la pression d'une frange de leur population musulmane, réservent un jour de la semaine les bassins de leurs piscine aux femmes. Certaine municipalités ont renoncé à cette apartheid, d'autres non. Une loi ! Une LOI ! Et les maires qui refusent de marier les citoyens affublés d'un signe ostensible ? Une loi ! Et la hauteur des minarets ? Une loi ! Et la grosseur des grains de semoule ? Une loi ! »

Cette chronique a trois intérêts : elle pointe les limites de l'édiction de lois ad hoc et de leur applicabilité ; elle illustre parfaitement mon propos précédent, « au fil des mois un large consensus s'est établi sur la nécessité de “faire une loi contre le port du voile”, ou ou un truc de ce genre », enfin elle montre comment le travail des journalistes réduit considérablement les choses, car nombre de médiateurs survolent plus qu'ils ne lisent ou n'écoutent les propos qu'ils rapportent.


Sur le premier point, peu de choses à dire : Charb se trompe en écrivant que Jacques Chirac « aurait pu proposer une loi globale et précise qui fixe une bonne fois les limites de la liberté religieuse. À défaut d'être intelligent, ça aurait au moins été cohérent ». Il ne le peut pas, pour deux raisons : elle existe, et surtout, les groupes pour lesquels il agit (libéraux, républicains de droite et « démocrates chrétiens », pour mieux dire, catholiques plus ou moins démocrates), entre autres et pour ce cas, n'en veulent pas une autre. La fameuse loi de 1905 dite « de séparation des Églises et de l'État », loin de représenter la position des laïcards les plus anticléricaux, est le résultat d'un long compromis qui mit plus de trente ans à s'établir dans la loi (1873-1905), et encore un demi-siècle à s'établir dans les mœurs (les derniers combats virulents – mais surtout verbaux vers la fin – entre bouffeurs de curés et grenouilles de bénitiers eurent lieu au milieu des années 1950). C'est un compromis. Et l'on a pu voir que les « Églises » dont se sépara l'État en 1905, c'est-à-dire, l'Église, le Temple et la Synagogue, ont su se mobiliser et surtout, se réunir pour produire un texte commun de défense de la situation actuelle : elles sont pour la laïcité dans les termes de la loi de 1905, et toutes trois opposées à quelque extension que ce soit de cette laïcité vers une limitation de l'expression religieuse dans l'espace public.

On croyait, parce que depuis environ un demi-siècle un équilibre s'établit entre la pulsion forte des religions à envahir tout le champ social et la tendance pas moins forte de la société à limiter l'emprise de ces religions, que cette opposition était apaisée ; c'est mal connaître et mal comprendre les religieux : la loi de 1905 les satisfait parce que très libérale envers eux ; à mon avis, si l'on s'était dirigé vers une orientation plus restrictive, on aurait alors constaté la capacité de mobilisation notamment de l'Église catholique – ne pas oublier que malgré le discours sur la désaffection du culte il y a encore 6 millions de pratiquants réguliers, environ 10 millions d'occasionnels, et que plus de 80% des Français se revendiquent catholiques. Et dirais-je même, sa capacité de nuisance. Se rappeler de 1984 et de ses très grosses manifestations en faveur de l'école « libre ».

Par contre, il ne se trompe pas sur l'applicabilité difficile de ce genre de lois. Peu de chances que les principales lois réglant les rapports de l'État avec les Églises, lois sur l'école de 1882 et 1886, de 1901 sur les associations et sur les congrégations religieuses, de 1905 sur la séparation, et j'en oublie quelques pondues en 1903 et 1904, soient modifiées ou abrogées à court ou moyen terme. On se retrouvera donc, si vraiment la chose va jusqu'au bout, avec deux corps de lois contradictoires, les vieilles qui établissent la liberté d'expression y compris religieuse dans l'espace public, les nouvelles qui limitent cette expression ; entre les deux une couche épaisse de jurisprudence allant plutôt dans le sens des vieilles lois, et enfin, au-dessus le corps de lois et de jurisprudences s'appliquant à la Cour européenne des Droits de l'homme. Il ne faut jurer de rien, cependant le contexte de 2004 n'a rien à voir avec celui de 1905, et est paradoxalement bien plus favorable aux cul-bénits qu'aux antireligieux. Au fond, Malraux avait peut-être raison en prétendant que le XIX° siècle serait religieux. Sauf s'il doit ne pas être.

Sur le « consensus laïciste », vous aurez constaté que Charb, en bon anar anticlérical, apparaît assez favorable à une législation qui limite l'emprise des religions sur l'espace public et les individus. Et surtout, qu'il accepte très bien la mise en question de la présence de l'islam, donc des musulmans, en France. Clairement, il ne les aime pas. Clairement aussi, il ne conçoit l'espace social que comme lieu de confrontation entre groupes. Écrire par exemple, que « des municipalités, sous la pression d'une frange de leur population musulmane, réservent un jour de la semaine les bassins de leurs piscine aux femmes », c'est aller dans le sens de cette représentation actuelle du Musulman comme essentiellement intégriste, rétrograde, communautariste et menaçant, de l'autre faire le lit des processus de négociation entre acteurs sociaux : pourquoi « sous la pression d'une frange de leur population musulmane » plutôt que « après négociation avec les représentants de leur population musulmane » ? Qu'est-ce qui est préférable : refuser la conciliation, donc interdire l'accès à un service collectif à une partie de la population, ou l'accepter, pour autant que le résultat ne lèse pas le reste de la population ? J'ai mes idées concernant les religions, cela dit, j'ai aussi mes idées concernant toute association : en quoi est-il plus légitime de réserver l'accès à un bien collectif à, par exemple, une équipe de water-polo ou un club de natation, ou à un groupe religieux ? En quoi l'esprit de compétition sportive est-il plus « laïque » et plus légitime que la ségrégation des sexes dans les piscines ? Je sais par expérience que les associations sportives sont des groupes de pression autant voire plus radicaux et expansionnistes et sectaires que nombre d'associations religieuses.

Charb met en évidence le consensus réel : la détestation de l'islam, et donc de ses représentants, « la population musulmane ». Surtout, il illustre comment un médiateur va faire dérouler sa fiction personnelle en la présentant comme description de la réalité effective, et comment le médiateur moyen ne prête pas vraiment attention à ce qu'il observe et dont il croit rendre compte.

Comme moi j'espère, vous aurez relevé quelques affirmations fausses ou inconsistantes présentées comme vraies ou consistantes. Tenez : « Et que propose-t-il ? […] Une loi sur le voile à l'école […] et une loi sur le voile à l'hôpital ». On peut considérer la chose comme anecdotique : par après la chose est corrigée, puisque l'auteur explique en quoi consiste la « loi sur l'hôpital ». Si vous pensez cela, ça montre simplement que vous avez l'habitude de rationaliser : je connais un nombre impressionnant de personnes qui ne synthétisent pas leur lecture ; pour elles, Charb parle de deux lois, ou de deux aspects d'une loi : la partie « on oblige à prendre tel médecin », et la partie « on interdit le voile ». Remarquez, je ne m'y attache pas plus que ça : ce n'est pas le compte-rendu de l'intervention élyséenne par un journaliste « objectif », mais la chronique d'un polémiste et humoriste. Plus intéressante est la partie sur « les filles majeures qui sont au lycée » et « les fonctionnaires de la Poste ». « Incohérent », nous dit Charb. Incohérent pourquoi ? « Passons », nous dit Charb. Pour moi, ça ne passe pas. On pourrait appeler ce procédé « l'amalgame » : on prend plusieurs cas qui formellement semblent assimilables, réellement ne le sont pas, on donne à tout ça, par un autre procédé, la juxtaposition, l'apparence de la cohérence, et on laisse, ou plutôt, on prétend laisser au lecteur le soin de faire « la conclusion logique ». Qui semble devoir être, ici, « on interdit partout ou on autorise partout ».

Bien sûr, il ne s'agit pas d'une conclusion logique mais idéologique : nous sommes dans un société d'individus donc les lois, règles et réglements doivent s'appliquer de la même manière à tout individu en tout lieu et toute circonstance. Cette tendance à affirmer la primauté des droits des individus « toutes choses égales par ailleurs » a un effet pervers : si les règles privées doivent s'appliquer dans l'espace public, les règles publiques doivent s'appliquer dans l'espace privé – d'où l'extension proposée par Jacques Chirac du réputé « principe de laïcité » valable pour les agents de l'État aux agents de l'entreprise privée, « pour des impératifs tenant […] au contact avec la clientèle ». Certes, notre chef d'État prend soin de préciser, « une disposition permettant au chef d'entreprise de réglementer le port de signes religieux » ; il ne s'agirait donc pas d'imposer une règle contraignante et allant contre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, mais « juste » d'autoriser l'arbitraire dans l'entreprise, et de légitimer par la loi les tendances intolérantes ou racistes de certains chefs d'entreprises.

S'il s'agit, comme le dit doucereusement Chirac, de légiférer « pour des impératifs tenant à la sécurité », comme il le dit aussi, « cela va de soi ». Et si ça va de soi, nul besoin de légiférer. Par contre, va moins de soi « pour des impératifs tenant […] au contact avec la clientèle ». Il faut qu'on m'explique : quels impératifs de ce genre peuvent autoriser à s'affranchir de l'article 10 de ladite Déclaration, « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Or, la loi pose que « la République assure la liberté de conscience » (loi de 1905, art. 1) et que « sont punis de la peine d'amende prévue pour les contraventions de la 5ème classe et d'un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l'une de ces deux peines seulement ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d'exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l'auront déterminé à exercer ou à s'abstenir d'exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d'une association cultuelle, à contribuer ou à s'abstenir de contribuer aux frais d'un culte » (loi de 1905, art. 31). On le voit, il y aurait contradiction entre une loi autorisant un chef d'entreprise à limiter la liberté de culte de ses employés et cet article de la loi de séparation. Alors, quand j'entends Jacques Chirac nous déclarer solennellement, « C'est dans la fidélité au principe de laïcité, pierre angulaire de la République, faisceau de nos valeurs communes de respect, de tolérance, de dialogue, que j'appelle toutes les Françaises et tous les Français à se rassembler », je me dis, il devrait peut-être revoir ses classiques, en matière de laïcité, et prendre par exemple le temps de lire la « Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat ». En ce moment, il a du temps libre, je crois ? Tant qu'il y est, il devrait lire ce qui concerne la législation réprimant la discrimination à l'emploi…

Bizarrement, ce passage ne pose pas problème à Charb. Mais d'un sens ça se comprend : Charb n'aime pas les gens (c'est le titre de sa chronique) et parmi eux, particulièrement les cul-bénits et les patrons. Alors, une mesure qui concerne ces deux catégories, il s'en fout. En gros, dans son esprit dogmatique, il y a incompatibilité entre le statut de travailleur et celui de musulman : Charb aime les travailleurs travailleuses, mais n'aime pas les musulmans musulmanes. Un musulman qui se fait lourder, c'est une place de plus pour un travailleur. Chrétien par exemple. Ah oui, mais pas un chrétien ostensible, hein ! Remarquez, cette loi n'étant faite que pour les musulmans ostensibles, le cas du chrétien ostensible a peu de chance de se produire. Ceci pour montrer que les appréciations ou dépréciations absolues sont assez antisociales : accepter, ou au moins ne pas rejeter une proposition parce qu'elle « fixe … les limites de la liberté religieuse » dans le sens de la restriction, c'est bien ; ne pas voir que ce sera un moyen de plus pour réduire les protections des travailleurs-euses et instaurer de l'arbitraire, c'est triste, mais normal.

Autre limite de Charb : « Mais pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Pourquoi Chirac ne propose-t-il pas une loi de circonstance pour chaque moment de la vie, pour chaque lieu ? » Cela confirme sa lecture en diagonale des propos de Chirac : il propose une loi de circonstance pour tous les cas. Pas aussi abruptement, mais il le propose. Quand pour mon compte j'écris, « doit-on faire une loi ad hoc pour l'école, une pour les hôpitaux, une pour les administrations, une pour les entreprises privées, une pour celles publiques, etc. ? », c'est parce que cette proposition existe dans le discours en question. La partie citée se termine ainsi :

« Par ailleurs, le Premier ministre installera auprès de lui un Observatoire de la laïcité chargé d'alerter les Français et les pouvoirs publics sur les risques de dérive ou d'atteinte à ce principe essentiel ».

Qu'est-ce à dire ? Que les premières lois proposées ne sont que le début d'un grand chantier, et qu'on va créer une nouvelle machine à faire de la loi, un n-ième « observatoire », qui ne manquera d'observer, justement, que « ce principe essentiel » qu'est le « principe de laïcité » subit des dérives ou est atteint, conclusion, une loi s'impose pour tel et tel et tel et tel et […] et tel cas.

Je ne désire pas faire l'exégèse de la prose de Charb, c'était pour exemple, celui de l'extension d'un certain consensus, un peu différent de celui des médias industriels, selon qui il faut « faire une loi contre le port du voile », mais pas moins prégnant : l'islam pose problème. Ou plutôt non, pas l'islam : « les musulmans » posent problème. Est-ce vrai ou faux ? Dans mon « quartier défavorisé », je constate que les musulmans ne posent guère de problèmes, du moins ceux visibles, avec djellaba et calotte, ou au moins calotte ; avec robes amples et foulard, ou au moins foulard, avec petite ou grande barbe, avec mains passées au henné, etc. Des gens tranquilles, humbles, plutôt discrets, assez polis, respectueux du voisin. Normal, ce sont des bons musulmans. Non, dans mon quartier les gens qui posent – un peu ou beaucoup – problème sont les mécréants ou les mauvais musulmans, qui boivent, qui fument, qui sifflent les filles (il n'y en a pas pour siffler les garçons), qui s'énervent pour un rien, qui promènent leur rotweiler sans laisse et sans muselière, qui crachent n'importe où, qui font jouer la musique à fond dans leur bagnole. Pour dire les choses, dans mon quartier ce ne sont pas les immigrés musulmans mais les Français laïques qui posent problème. Certes, des Français un peu bronzés, mais « bien Français », dans le pire sens de l'expression, celui d'individus ayant un sens civique assez limité.

Cela ne signifie bien sûr pas que certains de ces « musulmans visibles » n'ont pas un penchant pour des solutions radicales comme l'application de la charia aux populations supposées musulmanes[4], je n'en sais rien mais je peux le supposer : on constate que les « terroristes » et « extrémistes » se recrutent autant chez les personnes « ordinaires » et apparemment sans histoires que chez celles identifiables comme « fanatiques », voir par exemple les poseurs de bombes de ces dernières années aux États-Unis, qui furent le plus souvent des braves Étatsuniens roses et frais, bons patriotes, bon travailleurs, bons maris, bons pères, bons contribuables, et bien évidemment, et surtout, « bons chrétiens »…


Après cette excursion dans les méandres d'une forme très probablement inconsciente de propagande ou plus exactement, pour partie inconsciente, si nous revenions « un petit peu » à mon propos initial ? Qui est : les médias font de la propagande, et cette fois de manière très consciente. Il ne s'agit pourtant pas d'une propagande consciente si l'on considère la question de la visée, on ne peut pas dire que les médias ont un « but de propagande » spécifique, sauf ceux qui s'appuient sur une idéologie explicite, comme L'Humanité, National Hebdo, Le Monde libertaire ou Le Figaro, ou une philosophie sociale ou politique, comme La Décroissance ou Politis.


[1] Je ne peux m'empêcher ce mauvais jeu de mots : normal que le « gendarme du monde » ouvre la boîte de Pandore…
[2] Possible et probable, et en même temps, fallacieux. Il est assez probable qu'effectivement, à partir de décembre 2000, et plus encore à partir de novembre ou décembre 2001, le nombre d'actes anti-juifs a augmenté, il est tout aussi probable qu'ils eurent une progression très en-dessous de la comptabilité que nous en proposaient les principaux agents de cette campagne, au départ des mouvements extrémistes se réputant juifs et sionistes (rien d'évident ici, la judéité n'est pas qu'une question généalogique, puis ces mouvements extrémistes ne se revendiquent du sionisme que depuis peu, avant, tous ces groupuscules très à droite étaient plutôt antisionistes – remarquez, ils le demeurent…) vite rejoints par des extrémistes anti-arabes et anti-musulmans (et souvent anti-juifs, mais les alliances étranges dans les milieux extrémistes sont monnaie courante) ; par là-dessus, un certain nombre de « juifs médiatiques » – cette liste fermée de « personnalités » que les médias estiment être « représentatives de la communauté juive » (laquelle « communauté » est largement une fiction médiatique) parmi lesquelles les très notables B.-H. Lévy et Alain Finkielkraut – ainsi que certains « intellectuels » qui se sont fait un fond de commerce de la traque à la « judéophobie » – cf. P.-A. Taguieff – s'emparèrent du thème, non tant parce qu'il était vrai ou vraisemblable, mais parce que depuis 1955 environ, et plus nettement depuis le milieu de la décennie 1960, la dénonciation de l'antisémitisme est un « sujet porteur » – manière de dire : vendeur. Quand une campagne prend, ça devient vite un élément de la réalité, qu'elle soit ou non validée par les faits, d'où – comme dirait Daniel Schneidermann – « l'emballement » auquel on assista pendant quelques mois, « la recrudescence de l'antisémitisme » devenant un des principaux, et pendant un temps le principal des « sujets de société ». C'est retombé peu à peu, pour des raisons diverses qui ne sont pas mon sujet ici, mais l'intéressant est bien sûr que ça reposait sur une fausse appréciation.
Comme dit, il est possible et même très probable qu'il y eut une augmentation d'actes anti-juifs à l'époque ; mais elle était probablement très en-dessous des valeurs données (multipliés par vingt, cinquante, cent, des nombres aussi aberrants que ça) pour au moins trois raisons, avant cette campagne les « actes judéophobes » ne faisaient pas l'objet d'une telle attention donc les nombres proposés sont douteux et probablement inférieurs à la réalité, ensuite et en sens inverse, dès qu'on s'intéresse aux agressions physiques ou verbales que subit telle partie de la population, ici, « les juifs », un certain nombre d'actes la visant seront rabattus vers la catégorie « actes antisémites » alors qu'ils sont des actes à l'encontre de personnes particulières indépendamment de leur origine ou leur religion, enfin, la conséquence d'une campagne est que des personnes qui n'en auraient auparavant pas fait la déclaration, feront part de ce qu'elles ont subi à qui veut l'entendre – ici, les agents collecteurs de la campagne concernée. Sans compter le fait que, probablement, certains faits seront comptés deux fois ou plus ; on a vu un phénomène comparable avec l'explosion, à la fin de la décennie 1980, du nombre d'« actes pédophiles » recensés, une explosion moins due à une progression réelle de ces actes qu'au fait que la société, d'abord les prit mieux en compte, ensuite fit de l'incitation a déclaration, une fois que « la lutte contre la pédophilie » acquit le statut de Cause Nationale.
J'écrivais, une fausse appréciation ; il y a donc cette « erreur interne », la plus que probable forte surestimation de la progression des actes antisémites, en partie liée à sa sous-évaluation antérieure, en partie à sa surévaluation ultérieure, mais il y a aussi une « erreur externe », la part que représentent les actes anti-juifs parmi les actes à caractère raciste ou xénophobe : dans le discours dominant des médias, au plus fort de la campagne, on disait assez couramment que 60%, 70%, 80% des actes en questions étaient anti-juifs – j'ai même lu « plus de 90% », autant dire presque 100%… La réalité vient en contradiction de ces valeurs : la grande masse des actes racistes se fait à l'encontre des personnes d'origine africaine ou asiatique ; mais comme, 1) ces populations ont l'habitude de les subir, 2) la société a l'habitude de les voir commettre, 3) une part significative de ces actes est le fait de la société même, par l'entremise des ses agents de la force publique, d'où, 4) ces agents, en charge de collecter les plaintes, ne prendront pas en compte celles les concernant directement, 5) ces agents, acceptant ou pratiquant habituellement le racisme envers les Africains et Asiatiques, tendront en outre à ne pas prendre en compte les actes racistes commis par d'autre qu'eux, ou à leur attribuer une signification « non raciste » (M. Lévy est agressé « en tant que juif », M. Lakdar est agressé, point) ; tout cela fera que la comptabilité des actes xénophobes ou racistes « habituels » sera très en-dessous de la réalité, a minima dans un rapport de un à dix, probablement dans un rapport très au-delà. Disons que, entre janvier 2002 et janvier 2003, il est possible que plus de 50% des actes à caractère raciste ou xénophobe recensés furent des actes anti-juifs, ce qui ne signifie pas que plus de 50% des actes commis se firent contre les juifs.
[3] Hypocritement bien sûr : quand Chirac déclare, « Les signes discrets, par exemple une croix, une étoile de David, ou une main de Fatima, resteront naturellement possibles », et quand plus loin il exclut le port d'« une croix manifestement de dimension excessive », outre qu'il prouve une connaissance vacillante des réalités méditerranéennes (on dit, « main de fatma », et en outre ce n'est pas un signe religieux ni même un signe propre aux musulmans – nombre de juifs séfarades en portent une), il ne prend pas grand risque : autant le sort du voile ou de la kippa sont clairs et définitifs – « le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne (sic), la Kippa […] n'ont pas leur place dans les enceintes des écoles publiques » –, autant il est peu probable qu'on trouve, ni dans la loi, ni dans les décrets d'application, ni même dans les circulaires ministérielles qui immanquablement suivront, les dimensions en hauteur, largeur, épaisseur, de la « croix manifestement de dimension excessive »… Selon toute vraisemblance, selon qu'elle sera portée par une bonne petite catholique en tailleur strict ou par une mauvaise grande « gothique » en vêtements spectaculaires, la même croix sera, dans le premier cas, « manifestement de dimension laïque », dans le second, « manifestement de dimension antilaïque ». Mais depuis le début, cette histoire est « manifestement éloignée du “principe de laïcité” » et « manifestement proche de l'intolérance sociale, religieuse et racialiste ».
[4] Ce qui rejoindrait la politique semi officielle de la France qui par le biais du ministère des Affaires étrangères a conclu des conventions avec certains pays musulmans (Maroc, Arabie séoudite, etc.) pour que leur propre « statut personnel » s'applique à leurs ressortissants résidant en France. Bref, que la charia s'applique aux musulmans. Conventions non réciproques. Remarquez, le « statut personnel » ancienne manière, celui qu s'appliquait à nos anciennes colonies, demeure au moins en partie en vigueur dans quelques territoires sous administration française, notamment Mayotte. Ce qui signifie que le droit commun en matière de mariage, de divorce, d'héritage, etc., ne s'applique pas aux habitants de ces territoires. Enfin, surtout aux habitants de sexe féminin…